DISCOURS DE RICHARD TUHEIAVA, SÉNATEUR, MEMBRE DU TAVINI, À ALGER
Mesdames et Messieurs les autorités de la République Algérienne Démocratique et Populaire, Mesdames et Messieurs les membres du Centre National d’études et de recherche sur le mouvement national et le révolution du 1er novembre 1954, Messieurs les représentants des associations représentant les victimes des essais nucléaires, Mesdames et messieurs de la presse, Chers ami(e)s,
Je tiens tout d’abord à remercier le Comité organisateur algérien de cette deuxième édition du “Colloque international sur les essais nucléaires dans le monde” pour son hospitalité et son invitation officielle à participer à cet évènement international en tant qu’expert-conférencier au sein de la délégation polynésienne.
C’est un grand privilège pour moi que d’intervenir à nouveau sur ce sujet qui, au niveau de la France, a refait l’actualité de ces derniers mois par l’examen puis l’adoption d’un projet de loi français sur la reconnaissance et l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français en décembre 2009, examen au cours duquel j’ai pu intervenir en tant que Sénateur de la Polynésie française, membre du parti souverainiste polynésien “Tavini Huiraatira” et membre apparenté du Groupe Socialiste au Sénat.
… Comme l’Algérie quelques années avant elle, la Polynésie française a subi la décision de la France de réaliser ses essais nucléaires sur une partie de son territoire.
Elle ne les avait pas demandé et si c’était à refaire, elle s’y opposerait de toutes ses forces.
> Les essais nucléaires français en Polynésie française et dans le Sahara algérien ont eu de graves conséquences, que ce soit sur le plan sanitaire, économique et social ou sur le plan environnemental.
C’est ce constat sans appel et contre lequel, en tant qu’élu polynésien souverainiste mais aussi en tant qu’expert juridique à ce Colloque international, je ne saurais admettre aucune insinuation à caractère révisioniste, qui m’amène à affirmer publiquement que les destinées respectives de la Polynésie française et de l’ancienne Algérie française, devenue la République Algérienne Démocratiqe et Populaire, se sont entrecroisées à une période de leur histoire, entre 1957 et 1963, bien qu’à 20 000 kilomètres l’une de l’autre. … Sans le savoir, le respectable processus d’accession de l’Algérie à son indépendance à l’égard de la France au début des années 1960 jusqu’en 1963, a constitué l’élément déclencheur ultime du choix fait par la France d’implanter officiellement son nouveau centre d’expérimentations nucléaires dans l’une de ses colonies du Pacifique, la Polynésie française.
De manière générale, il s’agit de l’archétype même du fait colonial, par nature.
>S’en est suivi, pour la Polynésie, une période de 40 années de flux financiers étatiques massifs qui, à défaut d’avoir permis à ce jeune Pays en devenir d’emprunter le même chemin que l’Algérie, celui de l’auto-détermination, ou à défaut encore d’avoir pu nous garantir une reconversion économique et sociale dans laquelle la répartition équitable des richesses eût été assurée, a :
• profondément bouleversé le modèle de société traditionnelle préexistant ; • créé une économie sous perfusion à l’égard de ce qu’il était convenu d’appeler la “Métropole” ; • fait émerger un partenariat “Polynésie-Métropole” ayant favorisé la confiscation du pouvoir politique local et l’enracinement d’un système politique en proie à des dérives autocratiques finalement sanctionné par les urnes en mai 2004, enracinement tel que s’en défaire a eu pour conséquence directe une crise politique sans précédent en Polynésie jusqu’à ce jour (9 gouvernements locaux en 5 années) ; • déstructuré progressivement le tissu économique et social polynésien : par l’émergence d’une nouvelle classe sociale des demis/métisses, par le bouleversement du corps électoral polynésien en suite à la francisation de la communauté chinoise grandissante, par le bouleversement du mode d’accession à la propriété foncière, et surtout par l’instauration d’une société de consommation de type continentale dans un contexte insulaire par nature ;
> Ma seconde observation est donc qu’hormis des conséquences sanitaires et environnementales confinées derrière le secret-défense et minimisées pendant 40 années, les essais nucléaires français en Polynésie française, et c’est très probablement le cas de l’Algérie aussi, ont aussi laissé une trace indélébile et profonde dans le tissu économique, social et culturel.
Après la cessation des essais nucléaires en Polynésie en 1995, la reprise momentanée des essais nucléaires français annoncée par le Président français de l’époque a provoqué une colère historique au sein de la communauté polynésienne désabusée, conduisant à des émeutes populaires sur l’île de Tahiti.
> Pendant plus de 30 années d’essais nucléaires en Polynésie française, le message officiel du C.E.A. a été encore et encore le suivant : “les essais nucléaires à Moruroa et Fangataufa sont propres et inoffensifs”…
Il a fallu attendre 2008, après pas moins de 18 propositions de loi déposées au Parlement français tendant à indemniser les victimes des essais nucléaires au Sahara et en Polynésie française, pour que la nouvelle équipe gouvernementale française élue en 2007 se risque partiellement à traiter la question épineuse des conséquences des essais nucléaires : en fin 2008, un projet de loi était annoncé au Parlement par le Ministre français de la Défense tendant au même objectif.
Mais, ironie de l’histoire, cette démarche n’est annoncée toutefois qu’après que le Parlement français ait définitivement voté, en juillet 2008, une loi qui a classé l’ensemble des archives nucléaires françaises secret-défense à vie… !
Néanmoins, et pour la première fois de son histoire, le Gouvernement français admettait à demi-mot un fait d’une importance considérable au travers d’un projet de loi officiel : les essais nucléaires français dans le Sahara algérien et en Polynésie française ont été nocifs pour la santé des anciens travailleurs des sites d’expérimentations nucléaires ainsi que celle des populations locales environnantes.
Cette loi, adoptée par l’actuelle majorité parlementaire française en décembre 2009 et promulguée le 5 janvier 2010, est donc censée apporter une réponse aux conséquences sanitaires des essais nucléaires français.
Je dois avouer, comme je l’ai dit tantôt à l’hémicycle du Sénat français, que malgré cette avancée politique indéniable, le résultat législatif est décevant car si le texte de loi précité atteint les objectifs que le gouvernement s’était fixé :
il ne correspond pas aux attentes des associations de défense des victimes des essais nucléaires français, en terme : de mise en œuvre du principe de présomption d’origine pour les maladies radio-induites, de zones géographiques, de reconnaissance des maladies radio-induites (la loi exclut le lymphome et le myélome.), de méthodologie d’examen des demandes d’indemnisation, et en terme de préjudice propre des héritiers des victimes des essais nucléaires (qui n’est pas indemnisé) ;
il n’a pas recueilli le consensus attendu au sein du Parlement français car les avant-projets du décret d’application n’ont pas satisfaits les parlementaires nationaux ;
l’exigence de vérité, d’impartialité et de transparence à l’égard des algériens, des polynésiens et des vétérans français, condition sine qua non d’une parfaite appropriation du texte législatif, n’est pas au rendez-vous puisque le processus d’indemnisation est sous le contrôle du Ministère de la Défense et les archives nucléaires sont définitivement fermées ;
il n’aborde absolument pas les conséquences environnementales des essais nucléaires et leur suivi ;
Pour autant, ce processus législatif entamé dès la fin de l’année 2008 avec les quelques réunions de concertation qui ont précédé le dépôt le 27 mai 2009 du projet de loi relatif à la réparation des conséquences sanitaires des essais nucléaires français a été mené à son terme.
La loi est aujourd’hui votée et le décret d’application est en cours d’adoption. Il a été transmis au Conseil d’Etat pour avis.
> Les destinées respectives des populations algériennes et polynésiennes ont donc été étroitement liées au cours des années 1960, bien que nous ne le savions absolument pas.
L’Algérie est devenue indépendante au terme de trois années d’essais nucléaires français dans le Sahara algérien, et dans le même temps, la Polynésie française allait devenir le réceptacle ultime, sorte de « plan de repli » géographique, de ces mêmes essais nucléaires français qui allaient, comme je l’ai dit tantôt, conditionner et bouleverser la vie économique, sociale et culturelle des polynésiens, déstructurer progressivement leur sens de la dignité en tant que peuple autochtone, et compromettre leur développement économique, social et culturel endogène de 1964 jusqu’à ce jour.
En Polynésie française, les oppositions politiques à ce fait colonial ont été quasiment vaines, pour certaines carrément neutralisées (affaire « Pouvanaa a OOPA », affaire du « Rainbow Warrior » en NZ) et pour d’autres savamment contenues politiquement par l’agitation populiste de ce qu’on appelait alors le fameux « spectre de l’indépendance »…
Ce spectre de l’indépendance, érigé en danger, a donc été un véritable outil de propagande politique destinée à contenir l’opposition locale aux essais nucléaires français en Polynésie.
En Polynésie, notre complaisance a donc été achetée, il s’est agi d’une véritable anesthésie par voie financière du tissu économique, politique, sociale et culturel local.
Mais nous n’en sommes pas pour autant les coupables !
> Pour l’Algérie, le rapport confidentiel « Tome 1 : la genèse de l’organisation et les expérimentations au Sahara » révélé une fois encore dans la presse française la semaine dernière (CSEM et CEMO) » récemment révélé à la presse écrite française a permis de découvrir que les 17 essais réalisés au Sahara algérien ont provoqué la projection de fragments de plutonium sur des centaines d’hectares.
Sur ce rapport confidentiel cité par la presse française, j’ai fait déposer officiellement une question écrite au Sénat à l’attention de Monsieur le ministre français de la Défense au sujet de l’utilisation délibérée de soldats et d’appelés du contingent français comme cobayes humains lors de la manœuvre « Garigliano » à l’occasion du tir « Gerboise verte » du 25 avril 1961 sur le site d’expérimentations nucléaires de Reggane dans le Sahara algérien. Compte tenu de ces graves révélations, j’ai également redemandé l’ouverture des archives de l’ensemble du programme d’essais nucléaires de la France au Sahara et en Polynésie française. L’ouverture des archives, comme a su le faire l’administration américaine depuis 1993, permettrait l’organisation d’une enquête indépendante et pluridisciplinaire. Cette question écrite est déposée au Sénat français, elle paraîtra au Journal Officiel de la République française ce jeudi 25 février 2010
> La période des essais nucléaires français a été et restera un épisode traumatisant de l’histoire de l’Algérie et de la Polynésie française.
Cette période a profondément et irréversiblement bouleversé les modèles économiques et sociaux traditionnels de ces deux pays.
Ces essais a incontestablement permis à la France de se hisser au plus haut niveau du concert des Nations, mais ont laissé des séquelles sanitaires, environnementales et écosystémiques irréversibles dans les populations algériennes et polynésiennes, ainsi que dans la structure même de leurs milieux environnementaux de vie.
> En Polynésie, des études scientifiques et constatations matérielles officielles ont pu être faites sur l’état de dangerosité sous-jacent des anciens sites d’expérimentations de Mururoa et Fangataufa. Déjà dès la fin des années 70, « une déformation lente de la pente externe [de l’atoll de Moruroa] a été mise en évidence ». Elle est citée dans les rapports de surveillance de l’atoll de Moruroa, publiés par le CEA.
En réalité, le choix d’atolls pour des explosions souterraines a été un choix dangereux à long terme.
Les essais réalisés entre 400 et 1000 m de profondeur sur Moruroa et Fangataufa, font aujourd’hui des deux atolls des foyers à risques de contamination de l’environnement en raison des matières radioactives subsistantes dont la durée de vie dépasse des dizaines de milliers d’années.
Avec les déversements inconsidérés en mer, au large de la passe de l’atoll de Moruroa de plus de 2700 tonnes de déchets radioactifs entre 1972 et 1982, les risques de contamination du milieu vivant océanique ont été accrus et n’ont jamais été contrôlés par des experts indépendants.
De plus, l’état radiologique et la stabilité géologique de l’atoll de Fangataufa laissent subsister des doutes légitimes, puisqu’aucune instrumentation de contrôle et de suivi permanent n’a été installée sur cet atoll depuis la fin des essais.
L’altitude – l’élévation au-dessus du niveau océanique – de ces deux atolls ne dépasse pas trois (3) mètres et des zones de Fangataufa (nord est) et de Moruroa (zone sud ouest) sont régulièrement recouvertes par les grandes houles du Pacifique.
Le réchauffement climatique, avec l’élévation du niveau de l’Océan, va donc toucher de plein fouet ces deux atolls. La surveillance radiologique et géologique sera rendue impossible à moyen-terme et long-terme et les risques de contamination du milieu vivant océanique seront abandonnés au gré des aléas climatiques.
> Les autorités ont été loin d’être exemplaires en termes de gestion des déchets radioactifs, ce qui laisse aussi craindre des dangers à moyen terme.
Des milliers de fûts de déchets radioactifs, des matériels contaminés en vrac, ont été utilisés pour boucher les sommets de 25 puits de tirs souterrains à Moruroa. Les puits de Moruroa utilisés à cet effet baignent aujourd’hui dans les eaux ou sont situés en zones à risque d’effondrement.
Les différentes constatations matérielles, scientifiques sur les sites d’expérimentations algériens sont également de nature à faire naître une inquiétude sur les mêmes conséquences environnementales des essais qui y ont été réalisés.
Sur mon initiative et avec le soutien de mon Groupe au Sénat, une proposition de loi au Parlement français est actuellement à l’étude sur cette épineuse question environnementale, et s’articulera autour de 3 axes :
la rétrocession des 2 atolls de Moruroa et Fangataufa à la Polynésie française,
la mise en place d’un dispositif de surveillance radiologique transparent et en temps réel en coopération directe avec le gouvernement local polynésien
la mise en place d’un dispositif de sécurité au bénéfice des populations des îles avoisinantes en cas d’évènements naturels mettant en péril la géologie actuelle des deux atolls ;
> En conclusion, et je ne peux ici m’exprimer que pour le cas de la Polynésie française si vous le voulez bien, on a longtemps dit que la France avait une « dette nucléaire » à l’égard de la Polynésie française. Notre pays n’a pas connu le même destin que l’Algérie en terme d’ auto-détermination et de souveraineté : du coup, nos approches respectives à l’égard de la France diffèrent donc quelque peu à partir de ce fait politique et historique.
Mais par « dette nucléaire », je n’entends pas par là qu’une seule compensation financière.
Il s’agit d’abord d’un véritable devoir politique qui incombe à la France aux yeux de la communauté internationale, qui est celui :
1. de soigner les victimes de ses propres essais nucléaires, 2. de réparer les dégâts environnementaux causés par ces essais, 3. de purifier les anciens sites d’expérimentation, 4. et de prémunir les communautés locales, autochtones et d’adoption, qui y habitent contre les risques d’irradiations ultérieures que ce soit dans un milieu océanique comme le nôtre, ou un milieu désertique comme celui du Sahara algérien.
Parce que la Polynésie n’est pas encore pleinement autonome ou souveraine, à la différence de l’Algérie, j’entends enfin par « dette nucléaire » de la France l’exigence politique qui lui incombe, dans cet intervalle de temps non-défini, d’accompagner la Polynésie dans un processus de reconversion économique, sociale, culturelle et environnementale (notamment les secteurs primaire et secondaire) qui soit durable et démocratiquement choisi par les polynésiens au travers d’un « partenariat libérateur » empreint de transparence et de responsabilités assumées.
Reconnaître et réparer, c’est le minimum que la communauté internationale est en droit d’exiger de la part d’un Etat du rang de la France. Pourtant, le premier pas n’est pas entier tant que les conséquences sanitaires et environnementales des essais nucléaires n’auront pas été reconnues à leur juste importance et impact, que ce soit en Polynésie française ou en Algérie.
Envisager la création d’une instance internationale indépendante animée par des considérations de justice écologique et destinée notamment à garantir, ainsi que l’a rappelé notre collègue expert Bruno BARILLOT, la réhabilitation des sites d’expérimentations nucléaires dans le monde et leur suivi, de même que l’assistance internationale aux victimes, me semble être une piste de réflexion fort intéressante.
Je vous remercie pour votre attention.
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