Indépendance et souveraineté : de la nécessité d’actualiser les concepts

Une synthèse de la réflexion que je propose ci-après a été publiée dans les pages de l’hebdomadaire La Semaine du Pays Basque n° 1320, du 15 au 21 mars 2019. N’étant pas contraint ici par des limites de pagination, je développe plus largement mon argumentation sur les concepts de l’indépendance, de la souveraineté, mais aussi sur les questions de l’autonomie politico-institutionnelle et du fédéralisme. Il m’apparaît en effet indispensable de repenser ces notions à l’aune des temps présents, car les situations politiques, localement comme mondialement, ont notablement évolué depuis leurs premières formulations. Pour ce faire, j’ai repris des écrits précédemment publiés sur ce blog, en essayant de les articuler au mieux. Mon propos est toujours de contribuer à une nécessaire réactivation et renouvellement de la réflexion sur ces thèmes, car c’est là le moteur de toute perspective et action politiques.

L’aspiration à pouvoir faire des choix, à conduire une politique adaptée à un territoire et à ses habitants, à imaginer et à maîtriser son devenir peut s’appeler « indépendance » ou « souveraineté », mais elle peut aussi se concevoir à travers une autonomie réelle dans le cadre d’un ensemble fédéral abouti. La formule « autonomie réelle » est dans mon esprit celle qui se concrétise dans une entité qui dispose, outre des compétences de gestion classique, de la faculté législative (à faire la loi, donc) mais aussi du pouvoir réglementaire, et de la maîtrise fiscale. Une autonomie qui ne possède pas ces deux caractéristiques – les capacités législatives et réglementaires et l’autorité fiscale – est un auto-gouvernement à vocation gestionnaire qui reste sous l’emprise d’un État tutélaire pour ce qui est de ces deux domaines fondamentaux.
 
À l’évidence, une autonomie réelle, telle que formulée ainsi, parait inconcevable dans l’ensemble français qui s’est bâti dans une optique exactement inverse, à savoir celle d’un État unitaire, centralisé à outrance, ne reconnaissant pas les droits collectifs d’une communauté donnée, érigeant en dogme l’unité, confondant union et uniformité. Il fallait à la France ce genre de mythes fondateurs pour justifier une construction réalisée via les conquêtes militaires, la contrainte, la soumission de pays et de populations. Et la République de type jacobine a poussé encore plus loin que les régimes monarchiques cette conception d’État-nation intégrateur à prétention universaliste.

Une autonomie réelle dans l’ensemble français relève par conséquent de l’impossible, sauf à ce que l’appareil d’État, la formation des élites politiques, les mentalités sociétales façonnées par des siècles d’une éducation fondée sur le roman national, change du tout au tout… ce qui est pour le moins improbable ! Une autonomie pleine et entière ne peut ainsi se concevoir que dans une ensemble européen réinventé sur un modèle fédéral abouti. J’entends par « modèle fédéral abouti » un fédéralisme qui ne se fonde pas sur des État-nations, mais sur des entités historiques, géographiques, territoriales qui se fédèrent librement et mettent en commun ce qu’il est pertinent de mener de concert. Un ensemble fédéral abouti conçoit que les entités fédérées qui le souhaitent disposent de manière inaliénable et inconditionnelle du droit à l’autodétermination, donc de la possibilité de quitter, si tel est leur souhait, l’entité fédérale. Une organisation fédérale qui ne reconnaîtrait pas le droit à l’autodétermination d’entités autonomes librement associées ne peut pas s’articuler avec un autonomie réelle. C’est un apanage d’une autonomie réelle, non contestable.

Une charte des valeurs fondamentales

La conception « classique » d’un système fédéral, tel en tous cas qu’il fonctionne dans bien des endroits du monde, c’est que seuls trois domaines relèvent de la fédération : la monnaie, la défense et la diplomatie. Cette configuration, qui peut certes paraître enviable lorsque l’on se trouve enserré dans un ensemble aussi corseté que l’est l’État français, n’est cependant pas en phase avec un modèle fédéral abouti, qui pourrait être une alternative à une indépendance basée sur la création d’un État.

En raisonnant à l’échelle européenne, la question de la monnaie ne devrait pas poser de problème : l’Euro existe déjà, même s’il y aurait bien des changements à apporter à son fonctionnement chaotique dû aux intérêts divergents et en compétition des États-nations actuels et aussi à une soumission à une économie financiarisée. À propos d’économie, d’ailleurs, une conception actualisée du fédéralisme ne peut guère se concevoir sans une politique économique pensée, élaborée, harmonisée à cette échelle, en d’autre termes sans une politique économique avec des orientations et des règles communes, tant les interdépendances sont aujourd’hui évidentes et prégnantes. Toute la difficulté sera de faire en sorte que cette politique économique soit non seulement socialement juste et redistributive, fondée sur la réduction si ce n’est la fin des inégalités, mais basée aussi sur un souci des équilibres environnementaux, sur la fin dans une croyance en une croissance exponentielle qui amène notre monde à sa perte, sur la priorité donnée au développements des énergies renouvelables… Une politique économique communautaire mais qui ne devra pas empêcher des choix ou des priorités pour partie différents dans les entités autonomes, pour autant que ceux-ci ne remettent pas en cause l’équilibre fédéral. Cela semble relever de la quadrature du cercle… mais a-t’on vraiment songé à emprunter ces voies ?    

En ce qui concerne la défense, les menaces contemporaines dont les politiques du monde occidental sont en bonne partie responsables – pillage économique de pays dit du Tiers-Monde, déploiement de contingents militaires destinés dans la réalité à garantir la pérennité d’intérêts économiques, soutien à des régimes autocratiques ou dictatoriaux garants de ces mêmes intérêts -, ces menaces donc peuvent « justifier » l’existence de forces armées à une échelle d’organisation fédérale. Néanmoins, dans une configuration d’autonomies réelles fonctionnant dans un système de fédéralisme abouti, les entités autonomes devront avoir toute latitude de ne pas participer à cette prérogative. Adhérer ou non à une politique de défense commune serait un choix qui ne pourrait leur être contesté, aussi bien que la possibilité de se retirer en cas de participation décidée antérieurement.

La politique des relations extérieures, pour sa part, pourrait se concevoir à deux niveaux : celui de l’entité autonome et celui de l’ensemble fédéral. L’essentiel étant que les deux niveaux ne se télescopent pas et n’entrent pas en contradiction majeure ou en compétition malencontreuse. Car une entité d’autonomie devrait avoir la possibilité d’établir les relations et les coopérations qui lui paraissent les plus opportunes pour son propre compte. L’impératif étant ici que les choix de relations extérieures d’une entité fédérée (d’une autonomie) ne contreviennent pas à une charte des valeurs fondamentales portée par les entités fédérées et l’ensemble fédéral.

Cette charte des valeurs fondamentales communes intégrera, bien évidemment, l’adhésion aux libertés essentielles et leur respect : liberté d’expression, d’association, d’information, de réunion, de conscience, de contestation, de croyance religieuse ou de non-croyance… Elle devra intégrer aussi les avancées civilisatrices des décennies ou siècles écoulés : l’abolition de la peine de mort, l’interdiction absolue des pratiques de tortures, le droit à une éducation émancipatrice, le droit à la contraception et à l’avortement, l’égalité de droits entre les femmes et les hommes, l’accès au travail, le droit à un logement digne. Cet ensemble de valeurs sera un socle à respecter en totalité et de manière impérieuse par les entités autonomes comme par l’ensemble fédéral.
 

Droit de retrait et nouveau paradigme européen

Aux éléments énoncés précédemment dans mes réflexions sur une souveraineté actualisée, j’ajouterai le concept de « droit de retrait » qu’une entité en autonomie réelle devrait pouvoir, en tant que de besoin, exercer dans le cadre d’un fédéralisme abouti. Ce droit de retrait consisterait en une possibilité pour une entité d’autonomie de ne pas avoir à appliquer des décisions prises au niveau fédéral, soit la faculté d’exercer une souveraineté conservatoire. Ce droit ne se concevrait évidemment pas en perspective de récuser les libertés fondamentales qui caractérisent une démocratie, ni en remise en question des avancées sociétales (abolition de la peine de mort, par exemple), pas plus que des conquêtes sociales. Il ne devrait consister qu’à faire acte de refus d’application d’une décision ou une possibilité d’y déroger, de ne pas participer à son application, et cela pour des raisons éthiques, morales, conceptuelles, comme, par exemple, la contribution à des opérations de guerre ou même seulement à la constitution de forces armées, ou bien encore l’établissement de relations diplomatiques avec des régimes non-démocratiques.

En revanche, un droit de retrait apparaît fort peu envisageable en matière de politique économique, et dans ce domaine là les infléchissements voire les changements d’ampleur souhaités par une ou plusieurs entités autonomes ne pourraient se concevoir et se réaliser qu’au niveau de l’ensemble fédéral. Les économies sont aujourd’hui trop intégrées et interdépendantes pour imaginer en cette matière une Union européenne « à la carte », qui pourrait être appréhendée comme une formule : « je prends ce qui m’intéresse et laisse ce qui ne me convient pas » ou encore : « j’opte pour les avantages, mais refuse les contraintes »… Bien évidemment, la configuration d’une Union européenne telle que je l’énonce devrait être, en terme de modèle économique, tout autre chose que l’actuelle Europe des marchands et des potentats financiers, du dumping commercial, de la dérégulation sociale, du démantèlement des services publics, de la toute puissance des lobbys industriels, de la frénésie réglementaire produite par des eurocrates totalement hors sol, de l’hypertrophie administrative, de la gabegie généralisée et des pouvoirs politiques complètement soumis aux intérêts d’une économie mondialisée de type néolibérale. Cette vision nouvelle d’une Europe unie ne peut devenir réalité que dans un ensemble fédéré qui sera la maison commune mise en place par des entités autonomes acquises, au moins en majorité, à ce nouveau paradigme.

Certes, nous sommes loin aujourd’hui de l’ambition que j’exprime ici et mon propos pourrait apparaître utopique, chimérique, illusoire, en un mot : irréalisable. Toutefois, la colère des peuples devant un tel gâchis et l’émergence de forces politiques représentant réellement les intérêts collectifs de populations peuvent faire évoluer les choses plus vite qu’on ne saurait l’imaginer à ce jour. L’Europe unie au sein d’une organisation fédérale aboutie est l’horizon vers lequel un Pays Basque réunifié et disposant des attributs de souveraineté fondamentaux doit tourner son regard.

Le droit à l’autodétermination, le droit de retrait, une autonomie réelle, un fédéralisme abouti… ce sont là, de mon point de vue, les éléments constitutif d’une situation dans laquelle un pays, un peuple, une communauté peut librement faire ses choix et exercer ses droits fondamentaux, tout en étant intégré à un ensemble supra-national de coopération économique, d’harmonisation sociale par le haut, de solidarités renforcées, d’orientations politiques basées sur la priorité environnementale, la justice sociale, les relations équitables entre pays, le progrès humain, la démocratie la plus accomplie…

Et l’indépendance dans tout ça ?

L’indépendance nationale, telle que bien des mouvements d’émancipation ou de libération la conçoivent et la formulent encore de nos jours est un concept datant de la période des luttes anti-coloniales des décennies 1950/1960, pour ce qui est des références les plus récentes. La situation du monde a bien changé depuis lors et il est nécessaire « d’actualiser le logiciel » et d’adapter les principes au temps présent. L’interdépendance dans la plupart des domaines, la coopération nécessaire, la solidarité souhaitable commandent de concevoir des modèles de souveraineté, d’association entre nations et de constructions supra-nationales adaptés aux réalités contemporaines et aux défis du futur. Ce n’est pas une abdication de ses droits nationaux, puisque aussi bien on disposerait des outils juridiques et institutionnels pour faire ses choix en connaissance de cause, mais c’est une conception de la souveraineté ajustée à ses besoins et intérêts fondamentaux et à la marche du monde moderne.

Pour un abertzale – et j’en suis un – l’aspiration à l’indépendance, à la souveraineté (encore que ces deux concepts peuvent être différents, par exemple pour des pays ayant obtenu leur indépendance d’une puissance coloniale, mais dont la souveraineté réelle par rapport à l’ancienne tutelle est toute relative…) est bien sûr un dessein exaltant, une ligne de conduite, un aboutissement. Il faudrait cependant réfléchir à ce que peut apporter à un pays sous tutelle et à sa population une indépendance, dotée de tous les attributs de souveraineté possibles. Quel est en effet le sens de cette aspiration, de cet idéal à une époque où des ensembles de coopération supra-étatiques à défaut d’être supra-nationaux sont en place, où l’indépendance économique (ressources, sources d’énergie, technicité…) n’est l’attribut que de quelques rares pays, où les échanges mondialisés ont imposé un certain nombre de normes ?

Mais au delà même de ces questions sur lesquelles il conviendrait de se pencher, l’indépendance supposerait la création d’une entité étatique. Or si l’on prend les cas de l’Écosse, de la Catalogne, de la Corse ou du Pays Basque, dans quelle configuration supra-nationale se placeraient ces entités ayant accédé à l’indépendance ? À priori, elle devraient prendre leur place dans une ensemble européen constitué par des États-nations, en d’autres termes une confédération d’États-nations, telle que l’est aujourd’hui l’Union européenne. La création d’un État a donc pour corollaire la pérennisation d’une Europe des États-nations. Est-ce vraiment une panacée, sachant qu’une configuration étatique et ses prolongements à une échelle plus large qu’un pays ont fait montre de bien des travers, dévoyant le fonctionnement démocratique des institutions, s’éloignant des réalités quotidiennes d’une majorité de citoyens, donnant lieu à une administration souvent omnipotente, instituant une « classe politique » ou bien encore une technocratie fréquemment en déphasage avec la population.

En conclusion, réfléchir à ce que signifie de nos jours l’indépendance ne signifie pas renoncer à un telle perspective. Je crains fort néanmoins que dans le monde abertzale d’aujourd’hui, aussi bien en Pays Basque nord qu’en Pays Basque sud, exprimer une intention comme celle-là ne soit ressentie de manière épidermique et compris comme un renoncement. Ce n’est pourtant qu’une impérieuse nécessité, celle de sortir d’une pensée en jachère pour imaginer les champs du possible et pour y semer les graines d’un avenir le meilleur possible pour le Pays Basque.
 

 

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