Les contorsions idéologiques de la gauche abertzale « officielle »

La gauche abertzale (autonomiste/indépendantiste basque), que ce soit en Pays Basque sud (sous tutelle de l’Etat espagnol) oui en Pays Basque nord (subordonné à l’État français) est née de l’abertzalisme historique positionné, en termes idéologiques ou de conception de société, au centre droit libéral. Évidemment, cet héritage gène quelque peu aux entournures certains des abertzale de gauche d’aujourd’hui, mais les faits sont têtus et ne peuvent être niés, sauf à verser dans une mauvaise foi à caractère pathologique… D’autant plus que, à raisonner sans oeillères idéologiques, on ne voit pas très bien ce qui pourrait être embarrassant dans cette filiation ? Car si EAJ-PNV ou Parti Nationaliste Basque, matrice de l’abertzalisme contemporain, au moins en ce qui concerne le Pays Basque sud, est, dès sa fondation en 1895, un parti politique qui puise ses références dans le catholicisme et défend un modèle de société basé sur des valeurs oscillants entre conservatisme et réformisme, il n’est en aucune façon classable dans une droite « dure ». EAJ-PNV est le prototype de la démocratie chrétienne, du christianisme social… avec toutes les contradictions que cela suppose de gérer, lorsque, dans un même parti politique, on retrouve des acteurs de l »oligarchie bancaire et industrielle, de la bourgeoisie commerçante, de la propriété terrienne… et les classes sociales moins favorisés – ou carrément défavorisées  – du prolétariat ouvrier.

La création, en 1930, de EAE-ANV ou Action Nationaliste Basque, est la résultante d’une partie de ces contradictions d’intérêts de classe, car ce parti politique issu d’une scission de EAJ-PNV se positionne clairement à gauche, en élaborant et en défendant un programme politique d’inspiration socialiste. Avant d’aller plus loin dans le propos, il faut ici faire un sort au dévoiement par l’extrême droite du terme de « nationaliste », car dans l’esprit, les conceptions et les pratiques du mouvement abertzale, il fait simplement référence à la Nation en tant que concept de peuple, communauté ou population disposant d’un certain nombre de caractéristiques historiques, linguistiques, culturelles, territoriales lui octroyant des droits à une différenciation et à l’exercice de sa souveraineté, dont la première d’entre-elles est le droit à l’autodétermination. Ce sont les États-nations, façonnés par l’intégration sous la contrainte, la ruse, la tromperie, les unions entre familles régnantes ou autres procédés, des nations premières qui ont détournés le concept pour lui donner une signification de velléité de domination, d’égoïsme économique, d’idéologie extrémiste, d’agression envers d’autres communautés, de racisme, etc. Tous critères portés d’ailleurs, en partie du moins, par la plupart des États-nations, ce qui n’est évidemment pas surprenant quand on sait tout le processus de violence qui a présidé à leur établissement.

Donc, la première matérialisation de la gauche abertzale est le produit d’une scission d’un parti du centre libéral, si l’on fait toutefois abstention des idées exprimées par l’écrivain, journaliste, philologue et homme politique d’origine souletine, Augustin Chaho ou Agosti Xaho (1811-1858). Celui-ci formula parmi les premiers le concept du « Zazpiak Bat » (les sept provinces basques unies) et considérait les basques du sud (ceux de l’État espagnol) comme « frères et soeurs ». Pour autant, son parcours politique quelque peu erratique rend difficile sa classification en tant qu’abertzale de gauche… et ce d’autant plus que le concept de l’abertzalisme contemporain n’avait pas encore été formulé précisément. Toutefois, par certains aspects, comme son adhésion aux idées socialistes dès leur formulation, sa conception progressiste de la société, son universalité d’esprit, sa promotion d’un régime républicain, sa vision d’un Pays Basque réunifié dans le cadre européen… on peut le considérer comme un précurseur de ce qui se définira bien plus tard comme l’abertzalisme de gauche.

De la démocratie chrétienne au léninisme…

Il est sans doute peu honnête de se référer à ce qu’aurait pensé des personnages du passé de l’évolution ultérieure des choses, mais très probablement Agosti Xaho n’aurait-il pas reconnu comme fidèle à ses idées et à ses idéaux, ce qui allait s’approprier au courant des années 1950 et 1960 la qualification de gauche abertzale, en Pays Basque sud. En tout premier lieu, cela fut l’oeuvre des quelques militants de l’organisation EKIN (Agir), pour la plupart étudiants issus de « bonnes familles » et donc pas du tout originaires de milieux sociaux défavorisés, qui rejoignant un temps (très court) les jeunes de EAJ-PNV, au sein de l’organisation EGI (Euzko Gaztedi ; Jeunesse Basque), allaient fonder en 1959 l’organisation clandestine de lutte armée Euskadi Ta Askatasuna (Patrie basque et liberté), plus connue sous son acronyme ETA. Si au tout début de EKIN, devenant assez rapidement ETA, les conceptions de gauche et de socialisme ne furent sans doute pas prégnantes, elles le devinrent dès le milieu des années 1960, avec le bouillonnement des luttes anti-coloniales et de libérations sociales  à travers le monde. Tentés au tout début par la folie furieuse du maoïsme, les têtes pensantes et dirigeantes de ETA allaient très vite adhérer aux thèses majoritaires léninistes et staliniennes, que l’on peut sans grande crainte d’être démenti qualifier de caricatures totalitaires et criminelles du marxisme. Avec un tel alignement, il n’est guère surprenant que depuis les tout débuts, ETA et tout le réseau qui se structura autour de lui, aient adopté une pensée et un mode d’organisation sociale et politique clairement totalitaires… bien que se gargarisant dans leurs expressions publiques de mots comme liberté, démocratie, justice sociale, etc.

Avec des fondements comme ceux-là, on ne pouvait guère s’attendre à ce que la gauche abertzale inféodée à ETA puisse être un modèle de démocratie, dans son fonctionnement interne comme dans ses rapports ou ses confrontations avec les autres sensibilités politiques… De fait, elle ne fut jamais démocrate dans son parcours et ne l’est pas davantage aujourd’hui, alors que depuis la défaite politique consommée de ETA et de sa stratégie de la violence pour imposer ses vues, ses héritiers légaux actuels voudraient se donner des airs d’angélisme, d’acteurs irréprochables du jeu démocratique, si ce n’est même de donneurs de leçons en la matière ! Toutefois, ils ne trompent guère que ceux qui ont bien envie d’être trompés, ceux-là qui ont avalisés sans sourciller un virage à 180° des positions politiques depuis EHAS/HASI hier à Sortu aujourd’hui, en passant par Herri Batasuna, Euskal Herritarrok et autres, en bons petits soldats façonnés au moule totalitaire, qui fait dire « blanc » maintenant à ce que l’on qualifiait naguère de « noir ». Devant les revers politiques, et pour continuer à exister malgré eux, il en a toujours été ainsi dans ces mondes-là. Rompus aux méthodes de manipulation et de falsification de la réalité, ils sont parvenus à berner, outre leur socle d’adeptes inconditionnels, toute une frange locale du monde politique français avec cette mystification dénommée « processus de paix ». Mais non pas en revanche le plus haut niveau de l’État français, car la libération des prisonniers politiques qui devaient être le couronnement de leur tactique de la repentance a pour le moins du mal à se concrétiser. Je n’irai cependant pas jusqu’à m’en réjouir, car je ne souhaite à personne de croupir des années voire des décennies en prison.

« Enbata… tu nous Soule ! »

Donc, et je le dis sans ambages, la gauche abertzale, née de ETA et maintenue depuis son émergence sous son contrôle ou celui de ses satellites, n’a JAMAIS été démocratique… et ne pouvait l’être, du fait de ses origines et des ses références idéologiques. Cette conclusion vaut pour le Pays Basque sud, mais pas pour une bonne part de l’abertzalisme de gauche qui s’est développée en Pays Basque nord… tout au moins jusqu’à une période relativement récente. 

Comme ce fut le cas pour le Pays Basque sud, la gauche abertzale en Pays Basque nord allait naitre dans un creuset aux contours idéologiques pas forcément classables comme de gauches. C’est en effet dans le mouvement Enbata (faisant référence au nom d’un vent marin apportant la tempête) qu’allaient se retrouver un certain nombre d’intellectuels, en particulier des étudiants ayant dû poursuivre leur cursus en dehors du Pays Basque, rejoint par des franges de populations frustrées de ne détenir aucun levier dans la société basque des trois provinces du nord, leviers accaparés à l’époque par des caciques gaullistes ou centristes ayant abdiqués tout sentiment d’appartenance identitaire et versant, bien que basques et parfois bascophones, dans un anti-basquisme primaire. Enbata allait réussir un temps à agglomérer une expression de la fierté d’être basque, allant à l’encontre du sentiment de honte qu’avait réussi à instiller l’État jacobin français et ses serviteurs locaux renégats, et aussi l’idée que la Nation basque pouvait exister ou en tout cas qu’elle avait droit à revendiquer cet objectif.

Comme il fallait s’y attendre, Enbata fut très vite « noyauté » par ETA et cela positionna ce tout premier mouvement politique abertzale en Pays Basque nord dans une ligne politique qui peut se définir schématiquement par : « lorsque le Pays Basque sud sera ‘libéré’ on pourra penser à faire en sorte que le Pays Basque nord le soit aussi et, en attendant, tout ce qui se fera dans les trois provinces septentrionales ne doit en aucun façon gêner la stratégie politique élaborée par les ‘camarades révolutionnaires’ du sud »… Durant sa brève existence (1963-1974), le mouvement politique Enbata, puis l’organe de presse éponyme qui lui survécut, ne se sont jamais départis de cette ligne de conduite subordonnée aux intérêts du Pays Basque sud. Le « Zazpiak bat » a bon dos… lorsqu’il s’agit en fait de remplacer une tutelle française par une tutelle « sudiste ». 

Cependant, ce n’est pas cette donnée, pourtant fondamentale, qui allait produire une rupture au sein du mouvement Enbata, aboutissant à la naissance de la gauche abertzale en Pays Basque nord, mais plutôt la dénonciation d’une pratique politique par trop arrangeante face aux autorités françaises et à leurs ukases. De fait, on peut considérer comme événement fondateur de la gauche abertzale en Pays Basque nord, la façon dont se déroula l’Aberri Eguna (Jour de la Patrie Basque) du 2 avril 1972 à Mauléon-Licharre, en Soule. Ce jour-là, les dirigeants de Enbata, confronté à l’attitude tout à fait anti-démocratique du pouvoir gaulliste d’alors et de son instrument préfectoral qui voulaient tout bonnement interdire cette commémoration, avaient adopté une tactique de profil bas qui leur permettrait de rassembler du monde – ce qui fut le cas – tout en garantissant que le calme serait respecté… ce qui ne fut pas vraiment le cas !

Devant tant de « bonne volonté », la préfecture autorisa le rassemblement sur la Place de la Croix-Blanche, ainsi qu’une manifestation sur un parcours très limité. C’est ce gentleman agreement que n’acceptèrent pas les plus jeunes de ceux qui se rassemblèrent à Mauléon-Licharre… il est vrai chauffés préalablement à blanc par une figure tutélaire du monde culturel basque dont le caractère exalté n’avait d’égal que son alignement inconditionnel sur ETA. Les jeunes refusèrent donc de se conformer aux exigences préfectorales et à la décision des dirigeants d’Enbata de s’y plier, en bloquant la rue puis en organisant un défilé, ce qui entraina des affrontements avec les gendarmes mobiles. Ce jour-là, le point de rupture entre les « modérés » de la direction d’Enbata et les positions plus « radicales » des plus jeunes de ses adhérents ou sympathisants fut atteint et on peut donc acter que ce fut « l’acte créateur » de la volonté de mettre en place une gauche abertzale en Pays Basque nord.

Aberri Eguna 1972 à Mauléon-Licharre : les jeunes refusent le diktat préfectoral interdisant de manifester… 

Il y eu comme un IK…

Dans cette dramaturgie fondatrice, nul doute qu’ETA joua son rôle et que ce fut sans doute la première manifestation de sa pratique des « deux fers au feu », c’est-à-dire inspirer et soutenir concomitamment deux stratégies en apparence opposées, en l’occurence celle de garder sous son influence les abertzale « modérés’ d’Enbata – « modérés » pour de qui est des revendications institutionnelles en Pays Basque nord, mais « révolutionnaires »en ce qui concerne la situation en Pays Basque sud, nuance… -, tout en suscitant l’émergence de secteurs de gauche. Ceux-ci allaient effectivement se mettre en place… mais pas tout à fait comme ETA l’aurait voulu, du fait de l’apparition du « trublion » Iparretarrak (IK) à la toute fin de l’année 1973 !… Ce qui était à l’origine la « branche nord » de ETA allait en effet se dégager, au tournant des années 1970, de l’autorité du « grand frère » pour se constituer en organisation clandestine autonome, résolue à agir pour faire face aux problèmes vitaux qui se posaient en Pays Basque nord, dans le cadre d’une action politique adaptée aux réalités et aux besoins des trois provinces septentrionales. 

Il n’est pas dans mon intention ici d’aller plus loin sur cette question précise – le livre de Eneko Bidegain « Iparretarrak, histoire d’une organisation politique armée », réédité en avril 2020 par les Éditions Zortziko est là pour ça -, mais juste d’affirmer, sans crainte d’être démenti, que si le mouvement abertzale en Pays Basque nord n’a pas connu les mêmes dérives anti-démocratiques qu’au Pays Basque sud, on le doit pour une bonne par à l’influence de Iparretarrak. En effet, si ETA a suscité et soutenu des partis politiques qui lui étaient totalement inféodés comme EHAS, Euskal Batasuna ou des structures d’autres types comme Laguntza, Patxa, Oldartzen.. et jusqu’à des groupuscules armés tel que EZ ou Hordago, IK a inspiré d’autres  mouvements politiques abertzale de gauche – citons Herri Taldeak et EMA -, où les conceptions et pratiques démocratiques étaient de règle. J’insiste sur le terme « inspiré », et non pas « créé » ou « contrôlé »… comme le prouvent à l’envi bien des déconvenues ultérieures sur des questions de revendications institutionnelles, par exemple… Après le retrait de IK de l’activité politique, ces manières d’être et d’agir pluralistes, respectueuses d’un fonctionnement non-dogmatique,  ont connu, toutes ces dernières années, une sérieuse régression dans la seule représentation politique organisée actuelle qu’est Euskal Herria Bai (EH Bai, Oui au Pays Basque) où le parti politique Sortu, dernier avatar en date du monde ETA, a une position archi-dominante, car succursale de la « grosse machine » raisonnant par et pour le Pays Basque sud. 

Des amitiés bien particulières…

Au risque d’être fastidieux, ce long préambule avait pour objectif de bien fixer dans les esprits l’héritage dont se prévaut la gauche abertzale « officielle » d’aujourd’hui, officielle en ce sens qu’elle entend en être la seule et unique expression, ce qui déjà pose clairement le caractère non pluralisme qui l’anime. Héritière d’idéologies totalitaires, elle en a gardé toutes les caractéristiques, même si elle les dissimule derrière un discours aux valeurs progressistes. Dans ces conditions, il n’est nullement surprenant que cette gauche abertzale « officielle » noue, au gré des circonstances et des événements historiques, des amitiés et des alliances avec des organisations politiques dont les conceptions économiques, sociales, sociétales sont aux antipodes de ce que l’on entend pas gauche ou progressisme.

Commençons ce tour d’horizon, par des « amis » de longue date de la gauche abertzale, à savoir les nationalistes flamands de la Nieuw-Vlaamse Alliantie ou N-VA, héritière de la Volksunie (1954-2001),  N-VA dont l’objectif politique à terme est l’indépendance de la Flandre constitutive depuis 1831 de l’État-nation belge. Si certains analystes ou historiens, généralement ceux défendant la légitimité des États-nations, voudraient classer le N-VA à l’extrême droite ou en tout cas proche d’elle, il faut dire clairement que les principes politiques dont elle se réclame ne sont pas stricto sensu qualifiables ainsi. En revanche, il est clair et bien clair que la N-VA est un parti politique d’idéologie néolibérale pour ce qui est du modèle économique qu’elle défend et de conceptions fortement conservatrices en ce qui concerne les domaines sociaux et sociétaux. Pour ceux qui voudraient creuser davantage cette question, il est recommandé de lire l’article intitulé « Essai sur l’idéologie de la Nieuw-Vlaamse Alliantie » écrit par Jérome Jamin, et publié, en mars 2014, sur l’excellent site ‘Cairn.info’, spécialisé en sciences sociales et humaines :  https://www.cairn.info/revue-outre-terre2-2014-3-page-95.htm#   

Le dirigeant actuel de la N-VA, Bart de Wever, ne cache pas vraiment ses idées conservatrices et nombre de ses déclarations peuvent même être taxées de réactionnaires, quand il fustige de manière plus ou moins feutré « l’utopie libérale de gauche » ou encore les « dérives engendrées par le multiculturalisme » ou le « politiquement correct ».  Classiquement, un discours de droite, plutôt de tendance dure, que l’on n’entendra pas dans la bouche d’un dirigeant de EAJ-PNV, mais qui ne semble pas gêner outre mesure les camarades de la gauche abertzale « officielle »…  Comme ne les dérange pas davantage les fondements économiques du nationalisme flamand qui, écrits après écrits, discours après discours, peut se résumer ainsi : « la Flandre, économiquement plus développée, est contrainte de supporter, au sein de l’État fédéral belge, le poids de la solidarité socio-économique envers la Wallonie globalement plus pauvre ». En voilà une conception intéressante qui amène à se poser bien des questions sur ce que serait la position d’une Flandre indépendante, au sein d’un réelle fédération européenne… On n’est vraiment pas loin d’un nationalisme égoïste, de repli sur ses intérêts propres, et pas du tout ouvert à des valeurs de coopération et de solidarité ! 

2018 : affiche anti-immigration de la N-VA… qui fut finalement retirée !

On ne prête qu’aux Irish…

Si, malgré cela, les nationalistes flamands restent toujours bien placé dans le tableau des amitiés de la gauche abertzale « officielle », la « coqueluche » actuelle des « camarades » est plutôt le Scottish National Party (SNP) ou Parti National Écossais. Il est vrai que l’Écosse semble sérieusement progresser vers une adhésion majoritaire de sa population à l’indépendance, même si le dernier référendum en date – 17 septembre 2014 – s’était soldé par une victoire du Non (55,3 %). Le Brexit et les positions contraires envers l’Union européenne qu’il a révélé au sein des différentes nations qui composent le Royaume uni étant passé par là, un récent sondage donnait une majorité du corps électoral écossais favorable à l’indépendance. On sait toutefois ce qui peut en être des enquêtes d’opinions, au moment de glisser un bulletin dans l’urne, mais la gauche abertzale « officielle » ne veut retenir que la perspective d’une Écosse indépendante à plus ou moins brève échéance. Elle a donc les « yeux de Chimène » pour le SNP qui, s’il n’est pas un parti politique franchement révolutionnaire, mais plutôt d’obédience social-démocrate, se range au moins dans le camp progressiste et a des conceptions et pratiques démocratiques. 

Il n’est pas du tout évident en revanche que cela soit le cas des républicains nord-irlandais du Sinn Féin, dont la filiation directe avec l’IRA provisoire ou Armée Républicaine Irlandaise, née de la scission en 1969 avec l’IRA historique, ne lasse pas d’inquiéter sur ses conceptions en matière de démocratie. Le Sinn Féin se réclame certes du « socialisme démocratique » et son programme actuel le classerait plutôt comme social-démocrate, mais son alignement jamais démenti sur l’IRA et ses méthodes totalitaires utilisés durant des décennies de guerre contre l’occupation britannique dans les ghettos républicains d’Irlande du nord autorisent pour le moins quelques doutes. Le seul autre parti politique d’Irlande du nord, favorable à l’unification irlandaise et que l’on peut sans doute aucun qualifier de démocratique, à savoir le Social Democratic and Labour Party (SDLP ou PSDLO en gaélique) a été électoralement supplanté par le Sinn Féin depuis le début des années 2000 et ne représente plus pour le moment une alternative crédible.

Comme pour le cas du SNP, l’intérêt de la gauche abertzale « officielle » pour le Sinn Féin s’est trouvé revigoré par le succès du parti républicain lors des élections au Parlement d’Irlande du sud, le 6 février 2020. Lors de ce scrutin, et alors qu’il n’avait présenté que 42 candidats sur les 160 que compte la chambre basse de Dublin, il est arrivé en tête avec 24,53 % des votes exprimés (535.573 voix) et a obtenu 37 députés… prenant de la sorte l’ascendant, pour la toute première fois, sur les deux principaux partis politiques historiques, de centre droit, d’Irlande du sud, le Fianna Fail et le Fine Gael ! Un succès incontestable… qui a sans doute ravivé quelque espoir dans les rangs de la gauche abertzale « officielle » de parvenir un jour à faire de même, en devançant EAJ-PNV. Mais, il y a loin de la coupe aux lèvres, tant il est vrai que l’utopie ne saurait se confondre avec les chimères…

Bons palestiniens et méchants israéliens…     

Dans l’imaginaire de la gauche abertzale, « officielle » ou non, du sud comme du nord, la situation subie depuis des décennies par le peuple palestinien en fait une référence indiscutable de solidarité internationaliste. Comment ne pas le comprendre quand on sait ce que subit, jour après jour, la population des territoires occupés ou controlé par Israël, sans parler de tous les palestiniens contraint de vivre en exil, la plupart du temps au sein de camps. Oppression continue, répression violente, vexations et contraintes  quotidiennes, grignotage incessant des terres par la colonisation israélienne, le drame que vit le peuple palestinien soumis au joug de l’État d’Israël est permanent et ne souffre aucun doute quand au soutien à lui apporter. Mais ce soutien ne devrait en aucune façon valoir appui inconditionnel à l’Autorité Nationale  Palestinienne, sorte d’État croupion dont Israël a accepté la mise en place progressive depuis  la conclusion des ‘Accords d’Oslo’ signés le 13 septembre 1993. Depuis le 3 janvier 2013, l’Autorité Nationale Palestinienne est devenue, par décision unilatérale, l’État de Palestine… ce qui ne change rien par rapport à la réalité des choses sur le terrain et à ses pratiques politiques.

Car l’Autorité Nationale Palestinienne est tout… sauf une institution démocratique et le même constat vaut pour le mouvement Hamas qui contrôle la Bande de Gaza depuis juin 2007 et y a instauré depuis lors une théocratie de fait. Nées d’une situation de violence, les deux entités palestiniennes n’ont de démocraties que quelques apparences cosmétiques (partis politiques, élections, Parlements..) mais la réalité est que le pouvoir y est archi-corrompu, que les subsides versés par la communauté internationale sont détournés de leurs objectifs vers les poches des potentats, que la critique du système et du gouvernement est un exercice à très haut risque, que l’on y torture à tour de bras dans les basses-fosses policières officielles ou pas… Mais de tout cela, on n’entendra jamais parler dans les cénacles de la gauche abertzale « officielle ». Dénoncer le caractère anti-démocratique avéré des institutions palestiniennes – en 2017, indice de démocratie de 4,46 sur 10, ce qui place l’Autorité Nationale Palestinienne à la 108e place parmi 167 pays référencés – relève du crime de lèse majesté, comme une atteinte à la solidarité envers un « peuple frère ».

En revanche, selon ces mêmes critères biaisés qui font que pour la gauche aberzale « officielle », les palestiniens ne peuvent être que des « gentils’, on peut mettre tous les israéliens du côté des « méchants »… ce qui évidemment ne correspond pas à la réalité. Car du côté de l’État d’Israël, il y a depuis belle lurette des pans entiers de la société, des organisations citoyennes et des droits de l’homme, des mouvements politiques qui dénoncent l’oppression de la population palestinienne, l’occupation et sa poursuite ininterrompue, la violence des forces de police et de l’armée. C’est le cas du mouvement ‘La Paix maintenant’ ou ‘Chalom Akhskav’ en hébreu  – https://www.lapaixmaintenant.org – créé en 1978… sous l’impulsion de 300 officiers de réserve de l’armée israélienne révoltés par ce que le pouvoir politique leur commandait de faire ! Eh oui, des militaires israéliens – rejoint depuis par des milliers de civils – qui dénoncèrent l’oppression des palestiniens, les opérations guerrières, l’occupation des territoires, les annexions… comment voulez-vous que la gauche abertzale « officielle » puisse concevoir ce qui va tout à fait à l’encontre de sa vision binaire des situations politiques ?… On peut citer aussi, parmi les organisations politiques israéliennes, le parti de gauche ‘Meretz’ – https://meretz.org.il – qui est sur les mêmes positions que ‘La Paix maintenant’ et qui soutient le principe de « deux peuples, deux États ». Son audience politique a malheureusement fortement décliné et il n’est plus représenté, depuis les élections législatives de mars 2020, que par un seul et unique député, sur les 120 que compte le Parlement israélien.

(Cara)cas d’école…

Au delà de toutes ces contorsions idéologiques, de ces alliances à large spectre qu’elle entretient ailleurs mais surtout pas avec EAJ-PNV en Pays Basque, le caractère fondamentalement autoritariste, pour ne pas dire carrément totalitaire, de la gauche abertzale « officielle » se manifeste de la manière la plus évidente dans son soutien aux régimes autoritaires voire incontestablement dictatoriaux… pour peu qu’ils prétendent être de « gauche ». Au long de toutes ces dernières années, le (Cara)cas d’école le plus flagrant est celui du soutien inconditionnel apporté au régime dit République Bolivarienne du Vénézuela. Le successeur du « général-président » Hugo Chavez, le très terne et sectaire Nicolas Maduro, a poussé encore plus loin le caractère autocratique et violent du régime mis en place par son mentor. Le cynisme absolu de cette situation, c’est que ce gouvernement se présente comme dépositaire des idées libératrices émises par Simon Bolivar (1783-1830) dit ‘El Libertador’, pour avoir inspiré et conduit les luttes de libération des pays d’Amérique Latine, essentiellement contre l’occupant colonial espagnol.

Or, comme cela a quasiment toujours été le cas jusqu’à aujourd’hui, les « suivistes » de ces références de lutte pour les libertés ont mis en place des régimes dont la nature va tout à fait à l’encontre des principes énoncés. C’est actuellement le cas au Vénézuela, où le régime Maduro, fidèle en cela au « Chavisme », est sans conteste une autocratie qui a dévoyé et détourné les éléments institutionnels qui donneraient l’illusion qu’il s’agit d’une démocratie. La réalité de ce régime, c’est un clan de corrompus qui a accaparé les richesses de l’exploitation pétrolière, une bureaucratie de la même veine que celle des pouvoirs léninistes/staliniens, une instrumentalisation des foules pour exercer des violences contre les critiques et opposants, des appareils de répression officiels ou para-officiels qui font régner la terreur… Voilà le genre de pouvoir que défend mordicus la gauche abertzale « officielle ».

Mais, il n’y a là rien de bien nouveau, car ce fut déjà le cas – ou cela l’est toujours – avec le régime castriste à Cuba, les sandinistes de Daniel Ortega au Nicaragua, les indigénistes de Evo Morales en Bolivie, la présidence de Ollanta Humala au Pérou. En revanche, les « camarades » n’ont pas vraiment, voire même pas du tout, pris fait et cause pour les gouvernements qui se revendiquaient plus ou moins de gauche en Argentine (Nestor Kirchner/Cristina Fernandez), au Brésil (Lula da Silva/Dilma Roussef), ou encore au Chili (Ricardo Lagos/Michelle Bachelet). Pas assez « à gauche » ou plus sûrement pas assez démagogues en termes de proclamations d’intentions, de projets politiques… et surtout pas suffisamment en opposition à la politique interventionniste et dominatrice des USA… ce qui est un défaut rédhibitoire pour nos « grands révolutionnaires »… Pour aller plus loin dans la connaissance de l’évolution  des régimes dit « de gauche » en Amérique Latine, je recommande la lecture d’un article publié sur l’excellent site internet ‘Ritimo’, soit ‘Réseau d’information et de documentation pour le développement durable et la solidarité internationale’ : https://www.ritimo.org/Ce-qu-il-reste-des-gouvernements-de-gauche-en-Amerique-Latine

Pour l’émergence d’une nouvelle gauche abertzale

Le tableau que je viens de dresser de la nature de la gauche abertzale « officielle » et des amitiés pour le moins contestables qu’elle cultive en dehors du Pays Basque, est, je le reconnais sans peine, des plus noirs et n’incite guère à l’optimisme. Il me paraît cependant nécessaire de faire cette introspection critique, car, d’une part, le déni favorise toujours la permanence des situations inacceptables, et, d’autre part, elle devrait permettre de changer les bases et les perspectives. Ce bouleversement nécessaire est sans doute plus facilement et rapidement envisageable en Pays Basque nord, où le parcours de la gauche abertzale n’a pas la même charge historique qu’en Pays Basque sud, et où les crispations et les affrontements au sein de la société n’ont pas atteint les paroxysmes que l’on a connu outre Bidasoa. En outre, les diverses composantes de la gauche abertzale dans nos trois provinces septentrionales n’ont pas, jusqu’à une période relativement récente tout du moins, versé dans des conceptions et des agissements non-démocratiques. 

L’état calamiteux actuel de la gauche abertzale dite « organisée » en Pays Basque nord pourrait finalement être un mal pour un bien, car offrant l’opportunité de mettre sur pied une gauche abertzale nouvelle sur des bases réellement démocratiques. Une gauche abertzale dont les références ne seraient pas des idéologies qui ont montré toute l’étendue de leur caractère inhumain, mais des voies insuffisamment explorés ou qui ont, elles aussi, été dénaturées, comme le socialisme autogestionnaire ou les idéaux libertaires. En tout état de cause, un mouvement abertzale de gauche reposant sur des concepts et des objectifs démocratiques devrait, par la valeur de l’exemple, être intrinsèquement un modèle de démocratie dans son fonctionnement, avec le respect strict de la pluralité des opinions, une culture du débat contradictoire, une organisation transparente. 

La gauche abertzale dont le Pays Basque nord pourrait jeter les bases serait donc dans mon idéal: autogestionnaire en matière de modèle économique et d’organisation sociale, scrupuleusement démocratique dans son organisation et ses pratiques, fer de lance d’un projet de société fondé sur la justice sociale et la réduction continuelle des inégalités jusqu’à leur éradication, le respect et la défense de l’environnement comme pierre angulaire des diverses politiques mise en oeuvre, l’amélioration de la démocratie représentative par des moyens et procédures participatives exercés par les citoyens, etc.

C’est un idéal… et je sais bien que ceci se confronte à la réalité complexe des sociétés humaines et à la nécessité de « mettre de l’eau dans son vin », de devoir accepter des compromis, de progresser par étapes au rythme de l’évolution des mentalités et de l’adhésion des populations. Mais il est un point sur lequel je ne saurai en aucune façon transiger, pour ce qui est de ma participation (qui sera bien modeste au demeurant !) à l’émergence d’une gauche abertzale nouvelle en Pays Basque nord, et c’est celui du caractère réellement démocratique que ce mouvement devra avoir dans ses principes, son fonctionnement et ses objectifs.

 

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