FEDERALISME GLOBAL
Le Premier ministre anglais Winston Churchill a dit un jour : «La démocratie est le pire des systèmes… mais on n’en a pas inventé de meilleur» ! Pour autant, dans les conceptions sociales (ou sociétales) du monde abertzale, il existe, de manière plus ou moins exprimée, une vision critique de la démocratie de représentation, celle qui consiste donc à élire des représentants à diverses instances, dans la majorité des cas par le biais de la compétition entre partis ou mouvements politiques. Ce système de démocratie par délégation comporte bien des lacumes, recéle bien des manquements et prête le flanc à bien des dévoiements. Oui, mais, par quel meilleur système pourrait-on le remplacer ou tout du moins comment pourrait-on l’améliorer ? C’est à ces questions des plus ardues qu’essaye également d’apporter des réponses le remarquable exposé de Janpier Dutrieux. Les principes du fédéralisme global qu’il énonce s’articulent avec ceux de l’autonomie, dans la diversité de ses concepts. Il y développe les principes d’un fédéralisme global, modèle d’organisation et de fonctionnement de la société qui soit le plus démocratique possible et qui garantisse le respect et l’épanouissement de la diversité.
Une réflexion qui va souvent très loin, mais dont la lecture devrait inciter le mouvement abertzale à redevenir ce qu’il a été naguére, c’est à dire un producteur d’idées, un inventeur du meilleur, un défricheur de l’avenir.
De la décentralisation au fédéralisme global
J’ai intitulé cet exposé «de la décentralisation au fédéralisme global», autrement dit : la décentralisation peut-elle nous mener à une organisation fédérale de la république ? Organisation, qui plus est, globale, c’est-à-dire qui couvre tous les aspects des activités sociale, administrative, civique, économique, professionnelle, culturelle, dans des espaces «à hauteur d’homme».
Fédéralisme et république
Evidemment, les principes de la République française ne le permettent pas. La République française repose, en effet, sur deux mythes fondateurs étrangers au fédéralisme : d’une part le principe d’égalité, d’autre part le principe d’unité et d’indivisibilité…
Mais attention, ne nous y trompons pas ! La constitution de 1958 énonce dans son article 2 : «La France est une république indivisible»… Ce n’est pas la France qui est indivisible, c’est la république ! Subtilité juridique que les adversaires du fédéralisme n’ont pas encore bien saisie ou ne veulent pas saisir car s’ils avouaient comprendre cela, ils devraient alors admettre que ce n’est pas la France que le fédéralisme peut menacer mais la république. Et s’ils admettaient cela, ils devraient alors reconnaître que leur patriotisme, ou nationalisme ou souverainisme, n’est que l’emballage d’une nouvelle théologie républicaine, comme le concept de nation fut hier l’outil du messianisme républicain, uniforme et égalitaire, de 1789..
Et pourtant, il suffirait pour aller de la décentralisation au fédéralisme de remettre la république à sa place, en bas. Et la fédération, en haut. Le nouvel article 2 de la Constitution préciserait alors : «La France est une Union de républiques» ou encore «La France est une Fédération de républiques».
Le droit naturel
La question est alors de savoir si la décentralisation peut nous aider à fédéraliser la France ? Autrement dit, la décentralisation nous permet-elle d’opposer une démocratie réelle, directe, participative, de proximité, à une république abstraite et lointaine ?
L’exercice de la démocratie de petits espaces, de proximité, fut toujours combattu par la république, car cet exercice est un puissant levier de réveil des corps intermédiaires, charpentes d’un fédéralisme de droit naturel.
Il est toutefois utile de se rafraîchir la mémoire, car les corps intermédiaires furent étouffés, dans nos pays, bien avant que ne soit instaurée la république ;
Sans remonter à Philippe IV le Bel qui, selon certains érudits, fut le premier à se livrer à cet exercice dès 1306, observons la situation du royaume quelques années avant la révolution.
En 1775, Malesherbes rapportait au roi, au nom de la Cour des Aides, un «Mémoire pour servir à l’histoire du droit public de la France en matière d’impôts». Il y constate alors : «(….) il restait à chaque corps, à chaque communauté de citoyens, le droit d’administrer ses propres affaires; droit que nous ne disons pas qu’il fasse partie de la constitution primitive du royaume, car il remonte bien plus haut; c’est le droit naturel; c’est le droit de la raison…. Cependant, il a été enlevé à vos sujets, Sire, et nous ne craindrons pas de dire que l’administration est tombée à cet égard dans des excès qu’on peut appeler puérils. (…)On en est venu de conséquences en conséquences jusqu’à déclarer nulles les délibérations des habitants d’un village quand elles ne sont pas autorisées par un intendant; en sorte que, si cette communauté a une dépense à faire, il faut prendre l’attaché du subdélégué de l’intendant, par conséquent suivre le plan qu’il a adopté, employer les ouvriers qu’il favorise, les payer suivant son arbitraire. (…) Voilà, Sire, par quels moyens on a travaillé à étouffer en France tout esprit municipal, à éteindre, si on le pouvait, jusqu’aux sentiments de citoyen; on a pour ainsi dire interdit la nation toute entière et on lui a donné des tuteurs». Fin de citation.
Deux siècles de centralisme.
Après la révolution et l’interdiction des corps intermédiaires, la suppression des corporations, des compagnonnages, des lois privées, des provinces et des douanes intérieures qui les protégeaient (entre parenthèses, une espèce de libre échangisme qui en annonçait bien d’autres) ; malgré les talents conjugués de personnalités aussi diverses que Louis Blanc, Félicité de Lammenais, Frédéric Le Play, Alexis de Tocqueville, Pierre Joseph Proudhon, Odilon Barrot, malgré le Manifeste de Nancy, des élus lorrains, en 1865, dont nous devons nous souvenir, les empires et les républiques imposèrent la centralisation.
Les départements créés en 1790, simples circonscriptions électorales, ne furent dotés d’un statut de collectivité qu’en 1871. Les maires restèrent longtemps nommés, et non élus, par les préfets, et pour les villes les plus importantes, par le gouvernement lui-même.
Quant au droit d’association professionnelle, bien que les compagnonnages se soient fédérés clandestinement depuis longtemps en «sociétés de résistance», créant leurs propres mutuelles et aides sociales, il faudra attendre 1884 pour que le droit d’association, de fédération, syndicale soit reconnu. Et encore ! Le libéral Waldeck Rousseau imposa aux ouvriers, et à leurs patrons, des syndicats distincts alors qu’ils demandaient des syndicats mixtes. Il créait ainsi un boulevard aux idées de lutte des classes. On connaît la suite. Le syndicalisme est, en France, sous perfusion fiscale.
Le décor fut et reste sensiblement le même pour les autres corps intermédiaires, la famille incluse, qui par manque d’autonomie, et notamment financière, est incapable d’assurer ses missions, de reproduction des générations, d’éducation et de solidarité. L’Etat central et anonyme a détruit les autonomies et les solidarités naturelles et organiques. Les drames de la solitude d’août dernier (2003 – N.d.l.r) révélèrent des déserts de lien social. Il en est de même de ces drames vécus chaque année depuis les années 1980 par tous les SDF qui font la tragique expérience de l’idéal républicain exprimé sous la révolution par le député Le Chapelier : «il n’y a plus que l’individu et l’Etat». Comme l’a récemment souligné le rapport sur l’isolement demandé à Christine Boutin par le premier ministre Jean-Pierre Raffarin, «le délitement du lien social se fait à tous les niveaux, familial, social, professionnel.»
L’apport de la décentralisation
Aujourd’hui, plus aucun corps intermédiaire, qu’il soit d’inspiration populaire ou d’inspiration étatique, ne possède assez de marge d’autonomie administrative et financière, pour pouvoir s’autogérer, pour recréer de la solidarité organique, et enfin pour lancer un processus de fédéralisation en France.
Or, nous le savons, l’Histoire ne repasse pas les plats. Nous ne rétablirons pas les corps intermédiaires d’hier. Il faut travailler à soutenir ceux qui existent encore, mais aussi en susciter et créer de nouveaux, représentatifs de notre monde et de notre société. Ils doivent émaner de celle-ci et ne peuvent être imposés par les gouvernants ou l’administration de l’Etat.
Ce processus de régénération des corps intermédiaires ne peut s’instaurer que si le principe de subsidiarité, de première compétence et d’autonomie, est appliqué en France. Que nous apportent alors en ce domaine les lois de décentralisation de la république ?
En 1982-84, ces lois ont mis fin à la tutelle a priori des préfets sur les collectivités territoriales. Le pouvoir exécutif est passé des préfets, représentant le pouvoir central, aux présidents des conseils généraux et régionaux. Mais aucune séparation de pouvoirs ne fut observée : les présidents de ces conseils sont à la fois les chefs de l’exécutif et les chefs des assemblées délibératives.
La loi sur l’aménagement du territoire de la république de 1992 permis aux régions de passer des contrats entre elles et avec d’autres régions européennes sans passer par le pouvoir central. Les lois de 1995 et 1999 reconnurent la réalité des pays.
Enfin, la récente loi du 17 mars 2003 reconnaît plusieurs niveaux de collectivités territoriales : la commune, le département, la région, les collectivités à statuts particuliers et les collectivités d’outre-mer. Mais elle permet au législateur d’en créer de nouvelles, le cas échéant, en lieu et place d’autres collectivités (article 5)
En conséquence, le département et le canton, par excellence créations du pouvoir central contre la France organique, pourraient, si nous le voulons, disparaître et laisser émerger d’autres structures, comme le pays, bien davantage adaptées aux réalités sociales.
Cette loi admet, sans le citer, que le principe de subsidiarité soit appliqué à ces collectivités, qui, je cite «ont vocation à prendre les décisions pour l’ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en œuvre à leur échelon», et peuvent, le cas échéant, si la loi ou le règlement l’a prévu, «déroger à titre expérimental, pour un objet et une durée limités, aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l’exercice de leurs compétences» (articles 3 et 5). Fin de citation.
Elle autorise également les électeurs de ces collectivités, par l’exercice du droit de pétition, à inscrire, à l’ordre du jour de l’assemblée concernée, une question relevant de sa compétence. Et ces assemblées à soumettre par référendum des projets de délibération ou d’acte, par exemple modifiant les limites ou l’organisation de la collectivité (article 6).
Ce texte peut, bien que la revue de droit constitutionnel Pouvoirs publics précise bien que cette révision ne donne pas à la France le caractère d’un Etat fédéral, permettre aux citoyens et à leurs corps intermédiaires, aux associations et aux militants que nous sommes, puisque nous sommes ici pour construire des argumentations militantes, de restructurer d’abord la France, pour la fédéraliser ensuite.
Par exemple, l’exercice du droit de pétition, puis du référendum local, peut, non seulement, nous rendre, en tant que citoyens, le pouvoir de participation à la vie politique que les partis nous ont confisqué, mais il peut également nous permettre de créer de nouveaux contrats sociaux devenus possibles grâce à l’application du principe de subsidiarité.
Parce qu’enfin, les partis, la droite, la gauche, armes de division et de ségrégation idéologique, sont des instruments d’abrutissement et de massification qui voudraient que chacun raisonne comme chacun, un commerçant comme un maître d’école, un auvergnat comme un picard, un SDF comme un rentier, ou encore un consommateur comme un salarié. Les partis nous obligent à exprimer toute cette diversité de fonctions, d’identités et de situations d’une même voix ! la fameuse discipline républicaine ! et dans un même bulletin de vote. Ils atrophient ainsi toute la richesse de la citoyenneté et de la société civile.
Utiliser toutes les possibilités, les subtilités, les vides juridiques que la loi offre pour instaurer de nouveaux contrats sociaux, faire reconnaître la pleine et entière autonomie de tel ou tel corps intermédiaire dans le cadre de compétences admises par tous, c’est commencer à fédéraliser un territoire, une société.
C’est le travail de tous. Il ne peut plus suffire d’assister à un colloque annuel et parisien, et de rentrer chez soi plus ou moins satisfait. Il faut saisir toutes les opportunités pour créer un nouveau dialogue social, refonder des corps et communautés intermédiaires, pour enfin reconstruire «une société à hauteur d’homme», une société fédérale dans des Etats fédéralisés.
Ceci impliquera de distribuer, voire de redistribuer les pouvoirs vers les communautés de base édifiées par les populations elles-mêmes. Et tous ces corps intermédiaires ainsi reconnues devront jouir d’une autonomie statutaire de droit public. C’est toute la logique du fédéralisme global que des auteurs comme Proudhon, ou Alexandre Marc et le groupe connu sous l’appellation des «non conformistes des années 30», ont pu définir.
La méthode fédérale
Dans l’ensemble européen et français, le fédéralisme ne saurait donc s’arrêter à l’arbitraire d’une Commission européenne, d’un Etat national fut-il une république, d’un Conseil régional, d’un Conseil municipal, voire même d’un Conseil d’administration d’entreprise.
Le fédéralisme pose le principe de l’autonomie de ces différents exécutifs, mais également celui des limites de leurs compétences et de leur nécessaire solidarité. Il ne s’agit donc pas d’organiser une simple séparation des pouvoirs que la décentralisation n’a pas encore été capable de respecter, mais une authentique distribution de pouvoirs selon le principe de subsidiarité.
En effet, selon ce principe, les communautés et administrations de base doivent retrouver toute l’autonomie nécessaire à l’exercice de leur souveraineté sur leur sphère de compétence.
Mais quelle est l’autorité, assemblée ou organisme, qualifiée pour définir le degré d’autonomie ou la sphère de compétence, approprié à cet exercice ? C’est là, et j’insiste bien, l’une des difficultés essentielles de l’application du principe de subsidiarité et du processus fédéraliste.
Par exemple, après avoir démonopolisé l’Etat central, qui aura la compétence de l’éducation ? Les régions, les communes, les entreprises, les familles, les cultes ? Qui aura le pouvoir de taxer certaines productions, l’essence, l’alcool, le tabac, mais aussi le textile et le cuir importé de Chine ou d’ailleurs ? L’OMC ? L’Union européenne ? La région ? La corporation des producteurs concernés ?
L’apport des fédéralistes globaux, ou personnalistes, à ces questions, est particulièrement riche et original. Pour déterminer un juste niveau de compétences, ils ont proposé plusieurs voies complémentaires, et étonnamment d’actualité.
1e – Le principe de démocratie directe. Ce principe peut s’illustrer dans ce propos de Denis de Rougemont : «Une fédération se forme de proche en proche, par le moyen des personnes et des groupes, et non point d’un centre ou par le moyen des gouvernements». Ce principe devrait évidemment s’appliquer à la France à fédéraliser et à l’Europe à fédérer. Place alors à une authentique démocratie directe de proximité, montant depuis la base jusqu’aux sommets.
2°- Le principe d’exacte adéquation. Ce principe, cher à Guy Héraud, se déduit du principe de subsidiarité. Il implique que tout problème doit trouver sa solution à l’échelon où il se pose. Et, par conséquent, obtenir les moyens de sa résolution.
3°- Le principe de mutualité sur lequel travailla Proudhon sur plusieurs ouvrages. Il exprime l’idée que les communautés et les différents corps sociaux sont appelés à coopérer entre eux, à se fédérer dans le respect des autonomies de chacun. Le fédéralisme est ainsi un «mutuellisme» construit sur le principe d’une réciproque solidarité afin de régler les conflits de compétence par des contrats équilibrés entre des groupes autonomes.
4° – Le principe de tridimensionnalité des pouvoirs. Ce principe, énoncé par Alexandre Marc et Mireille Marc-Lipianski dispose que la désignation des pouvoirs doit venir corriger l’arbitraire, la démagogie, voire la tyrannie du suffrage universel. Il s’agit donc d’une nouvelle approche de la désignation du pouvoir et du suffrage.
Organisée par paliers comme dans une démocratie directe, les pouvoirs sont désignés pour un tiers par la base, c’est le suffrage universel; pour un tiers par le sommet, c’est la nomination; pour un tiers par leurs pairs, c’est la cooptation. Tridimensionnalité du pouvoir par élection, nomination et cooptation. Dans ce schéma, le pouvoir de l’exécutif fédéral est limité verticalement par le pouvoir des exécutifs primaires (ou de base) des communes, des régions, et horizontalement, par les pouvoirs législatif, judiciaire, réglementaire des corps intermédiaires économiques, sociaux, culturels statutairement constitués.
Alexandre Marc écrivait à ce propos : «la conception fédéraliste du suffrage s’inspire de la méthode systémique, respectueuse de l’incomparable complexité du réel ; c’est pourquoi elle tend, en l’occurrence, à corréler élection et sélection, suffrage «direct» et «indirect», élection (à partir de la base), désignation (à partir du sommet) et cooptation (à tous les niveaux). Ainsi structuré et organisé, le suffrage faciliterait le déploiement des forces vives de la cité et régulariserait une formation efficace des élites et leur indispensable circulation». (‘Fondements du fédéralisme’, L’Harmattan 1997).
Enfin, pour conclure, qu’impliquerait le fédéralisme si nous en adoptions les principes :
– Dans le domaine politique, la démonopolisation, le démantèlement de l’Etat-nation, vers la base par une véritable régionalisation, par une redéfinition de la commune; vers le haut, par la construction d’une Europe fédérée;
– Dans les domaines économique et social, la garantie d’une autonomie financière à tous les citoyens – que pourrait assurer un dividende monétaire ; d’une autonomie professionnelle – que pourrait assurer en bas, des équipes autonomes du travail, et en haut, des structures mixtes de participation et de gestion entre patrons et salariés; d’une autonomie culturelle que pourrait assurer la reconnaissance de la diversité des peuples et des Etats de France et d’Europe, et de leurs différentes manifestations d’enracinement et d’identité.
Emile Durkeim, considéré comme le père de la sociologie française écrivait : «Une nation ne peut se maintenir que si, entre l’Etat et les particuliers, s’intercale toute une série de groupes secondaires qui soient assez proches des individus pour les attirer dans leur sphère d’action et les entraîner ainsi dans le torrent général de la vie sociale (…). Il faut donc que la corporation, au lieu de rester un agrégat confus et sans unité, devienne, ou plutôt redevienne un groupe défini, organisé, en un mot une institution publique ».
C’est pour cela que le fédéralisme est la seule démarche cohérente, capable de résister à l’abrutissement collectif. Voici pourquoi je suis fédéraliste.
Janpier Dutrieux, le 15 novembre 2003
L’auteur : Janpier Dutrieux, ancien élève de l’Institut Régional d’Administration de Lille, cadre supérieur à La Poste
Source : http://fragments-diffusion.chez-alice.fr/index.html
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