LA CRIMEE

800px-flag_of_crimeasvgLe statut d’autonomie le plus poussé qui soit sera inopérant pour défendre et développer les intérêts nationaux d’un peuple devenu minoritaire sur sa propre terre. C’est la triste conclusion à laquelle on aboutit à la lumière de la tragédie vécue par les Tatars de Crimée. Ce peuple de langue altaïque a été, tour à tour, victime de l’expansionisme impérial russe, de l’assimilation forcée soviétique, de l’occupation allemande nazie, des déportations staliniennes massives, des luttes d’influence géopolitiques entre la Russie et l’Ukraine pour se retrouver à l’heure actuelle dans une situation de minorité luttant pour sa simple survie matérielle dans une entité autonome à majorité russe dans la République d’Ukraine. On conviendra que ce n’est pas un parcours enviable et s’il fallait n’en retenir qu’une seule leçon, ce serait qu’un peuple qui perd son identité culturelle – dont le vecteur premier est la langue – est exposé à subir la loi des autres sur sa terre originelle. Une perspective à laquelle les basques, d’origine et d’adoption, qui vivons sur les trois provinces du nord nous n’aurons la possibilité d’échapper qu’en recouvrant la plénitude de nos droits politiques et qu’en ayant en main les moyens institutionnels pour faire nos choix et pour conduire nos affaires. Cela s’appelle l’autonomie… mais encore faudrait-il que ce soit la notre !

La Crimée : la patrie perdue des Tatars

SITUATION GÉOGRAPHIQUE

krimLa République autonome de Crimée couvre une superficie de 26.100 km2 C’est une presqu’île qui se détache de l’Ukraine (au sud) en s’enfonçant dans la mer Noire qui borde toutes ses côtes, sauf pour la côte nord-est baignée par la mer d’Azov. La Crimée fait juridiquement partie de l’Ukraine depuis 1954 et constitue une république autonome, malgré l’opposition d’une partie de ses habitants (Russes et Tatars). La capitale est Simferopol (Ak Mesjid), une ville de 343.700 habitants. Les autres villes importantes sont Sevastopol (Akyar), Kerch, Feodosiya, Yalta et Yevpatoriya (Gözleve).

DONNÉES DÉMOLINGUISTIQUES

En 1998, la population de la Crimée comptait 2,5 millions d’habitants, dont 65 % de Russes (langue slave), 22 % d’Ukrainiens (langue slave) et 10 % de Tatars (langue altaïque). On dénombre aussi 3 % de petites minorités : biélorusses, bulgares, arméniens, allemands, grecs, estoniens et juifs ou caraïtes (karaim); le caraïte est une langue altaïque parlée par les juifs de Crimée. Non seulement les russophones constituent le groupe majoritaire en Crimée, mais ils sont dispersés partout sur le territoire avec des zones unilingues dans le Sud. Les Ukrainiens occupent également une bonne partie du territoire, notamment la partie plus septentrionale. Quant aux Tatars, ils sont regroupés près des centres urbains.

Sur les quelques 6,6 millions de Tatars dans le monde, dont 86 % se trouvent dans la Fédération de Russie, 300.000 vivent en Crimée (2001). On compterait peut-être de deux à quatre millions de Tatars de Crimée en Turquie, qui descendent, dans l’ensemble, d’immigrés du XIXe siècle, mais ils ont perdu depuis longtemps leur langue et sont aujourd’hui assimilés à la majorité turque.

DONNÉES HISTORIQUES

crimea_emblemLa Crimée était connue dans l’Antiquité sous le nom de Chersonèse taurique. Elle fut habitée par les Cimmériens, puis par les Scythes avant d’être colonisée par les Grecs (au VIe siècle avant notre ère) qui y établirent des comptoirs commerciaux. Les Grecs fondèrent vers -480 le royaume du Bosphore cimmérien, qui passa sous le protectorat romain en -47. Par la suite, la Crimée fut successivement occupée par les Goths, les Huns, les Khazars, les Russes, les Coumans. Les Génois y avaient fondé, à partir de 1275, de nombreux comptoirs sur la côte, qu’ils durent abandonner en 1475, lorsque les Tatars y organisèrent un khanat indépendant tout en reconnaissant la suzeraineté ottomane. Les plus vieux textes en tatar de Crimée datent du XIIIe siècle; ils étaient écrits en alphabet arabe. Les Tatars s’intégrèrent complètement à l’Empire ottoman à partir au XVIe siècle et devinrent tous des turcophones musulmans.

LA CRIMÉE RUSSO-SOVIÉTIQUE

Après la première guerre russo-turque (1788-1774), la Crimée, rendue indépendante par le traité de Kutchuk-Kaïnardji, fut annexée par la Russie de Catherine II en 1783; le maréchal Potemkine y aménagea la puissante forteresse et base navale de Sébastopol. Au moment de l’annexion russe (1783), les Tatars étaient environ 500.000 à vivre dans cette péninsule. Après la révolution russe de 1917, la Crimée fut érigée en république autonome (1921) sous le nom de République du Tatarstan, et ce, dans le but explicite de réparer les mauvais traitements que les Tatars avaient subis pendant la période tsariste. Bien que les Tatars fussent minoritaires (25 %), ils occupaient une place politique prépondérante au sein de la République autonome. À partir de cette époque, les Tatars de Crimée passèrent de l’alphabet arabe à l’alphabet latin (jusqu’en 1938), à l’instar de la Turquie de Mustafa Kemal Atatürk qui, en 1924, avait délaissé l’alphabet arabe pour l’alphabet latin.

Cependant, la tolérance du pouvoir soviétique à l’égard des minorités nationales (polonaise, ukrainienne, allemande, tartare, etc…) ne dura guère, et la libéralisation de la Crimée prit fin en1928. Les persécutions reprirent de plus belle avec des campagnes intensives de russification et de soviétisation. Entre 1928 et 1939, près de 35.000 à 40.000 Tatars furent emprisonnés ou déportés. La classe intellectuelle fut complètement exterminée. L’étude et l’enseignement de la langue et de la littérature tartare furent systématiquement interdits, de même que les publications et la presse en tatar. Tous les mots d’origine persane, turque ou arabe furent remplacés par des emprunts russes, tandis que l’alphabet cyrillique fut imposé par Staline en lieu et place de l’alphabet latin. Ainsi, en moins de vingt ans, les Tatars ont changé trois fois d’alphabet (arabe, latin et cyrillique). Après la défaite des Soviétiques en octobre 1941, on comprendra que les Allemands furent accueillis presque comme des libérateurs. Néanmoins, vers la fin de l’occupation, soit en décembre 1943 et en janvier 1944, les Allemands détruisirent complètement 128 villages dans les montagnes de la Crimée.

LES PERSÉCUTIONS STALINIENNES

Puis la Crimée fut reconquise par les Soviétiques en 1944, tandis que les Tatars, au nombre de quelque 200.000 à l’époque, furent accusés collectivement de collaboration avec les nazis. Beaucoup de Tatars de Crimée furent accusés d’avoir trahis la patrie russe en abandonnant les unités de l’Armée rouge qui avaient défendu la Crimée et en se rangeant du côté des Allemands, puis d’avoir exerçé des représailles sauvages contre des partisans soviétiques et enfin d’avoir infiltré l’Armée rouge d’espions et de saboteurs. Le 11 mai 1944, le Comité de défense de l’État, dirigé par Joseph Staline, émit le décret nº 5859 qui ordonnait, pour le 1er juin suivant, le bannissement de tous les Tatars du territoire de la Crimée. En réalité, Staline devait déporter 90 % de la population tatare de manière permanente en tant que ‘colons spéciaux’ dans des régions de la République socialiste soviétique de l’Ouzbek.

Les Tatars furent transportés en Sibérie dans des wagons à bestiaux insalubres, sans équipement sanitaire, avec les portes verrouillées de l’extérieur. Durant les deux premières années, 46 % des déportés succombèrent à la malnutrition et à la maladie ou moururent dans les camps de concentration de Sverdlovsk. La vie en exil de ces ‘colons spéciaux’ se révéla terrible, car le but des autorités soviétiques était la complète russification de la nation tatare. En tant que “peuple puni”, les Tatars de Crimée vécurent sous haute surveillance militaire; ils n’eurent pas le droit, sous peine de mort, de s’éloigner de plus de cinq kilomètres de leur lieu d’habitation. Évidemment, leur langue fut interdite dans les écoles, la littérature et la recherche. En 1946, la République autonome de Crimée fut abolie et la Crimée fut repeuplée par des Russes; tous les toponymes furent rebaptisés par des noms russes. Juridiquement parlant, les Tatars déportés cessèrent d’exister. On les oublia, mais les décennies de répression et d’assimilation forcée n’allaient pas détruitre l’identité nationale des Tatars.

CÉDÉE” À L’UKRAINE

Après la mort de Staline (1953), le nouveau président de l’URSS, Nikita Khrouchtchev, dénonça la politique “injustifiée” de déportation appliquée par son prédécesseur. Les Tatars, comme les autres peuples déportés (Polonais, Lituaniens, Allemands, etc.), retrouvèrent quelques-uns de leurs droits, mais ne furent pas autorisés à rentrer dans leur pays. En 1954, la Crimée fut cédée par Khrouchtchev à l’Ukraine, dans l’indifférence générale. Le 5 septembre 1967, le Décret du présidium du Soviet suprême de l’URSS portant sur les citoyens de nationalité tatareautrefois résidant en Crimée innocenta les Tatars, parce que les accusations passées s’étaient révélé “sans fondement”. Toutefois, aucune mesure ne fut prise pour faciliter leur retour en Crimée, ni pour les indemniser pour perte de vie ou de biens. En 1987, les Tatars manifestèrent à Moscou pour réclamer leur droit de retourner en Crimée, mais jusqu’aux derniers jours de l’URSS (1988-1989) cela ne leur fut pas autorisé. En avril 1991, enfin, le Soviet suprême de l’URSS déclarait “illégales et criminelles” toutes les lois concernant les déportations. Les peuples déportés étaient enfin réhabilités (sans indemnisation).

En août 1991, soit peu de temps après la dissolution de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) et l’indépendance de l’Ukraine (29 août 1991), la possession de la Crimée attisa les tensions entre la Russie et l’Ukraine, surtout en raison du problème du stationnement de la flotte russe dans la mer Noire. Un mouvement sécessionniste dirigé par des Russes se forma en Crimée qui proclama elle-même son indépendance (sous réserve d’un référendum), mais l’indépendance fut finalement abrogée en 1992. Le Parlement de la Fédération de Russie (ou Soviet suprême russe) déclara nul et caduc le transfert de 1954 qui rattachait la Crimée à l’Ukraine et donna le statut de République autonome à cette région. Quant au gouvernement ukrainien, il n’avait jamais cessé de vouloir maintenir cette région à l’intérieur de l’Ukraine.

LA CRIMÉE UKRAINIENNE

En janvier 1994, les premières élections à la présidence de la Crimée eurent lieu. La plupart des candidats (cinq sur six) à la présidence soutinrent publiquement le rattachement de la Crimée à la Russie, dont le gagnant, Iouri Mechkov, un ancien garde-frontière soviétique et procureur juridique. Celui-ci promit un référendum sur l’indépendance de la Crimée, qui fut finalement remplacé par un “sondage” au cours duquel plus de 70 % des électeurs de Crimée – tous des Russes – votèrent en faveur d’une plus grande indépendance vis-à-vis de l’Ukraine et pour le droit à la double nationalité russe et ukrainienne. Finalement, la Russie se ravisa et finit par reconnaître la Crimée comme faisant partie de l’Ukraine.

En mars 1995, le Parlement ukrainien, profitant des dissensions entre le président Mechkov de Crimée (un russophone) et le Parlement local, prit la décision d’annuler l’autonomie accordée par la Russie à la République de Crimée. Dans l’état actuel des choses, la République de Crimée est une entité autonome, mais faisant partie “intégrante et inseparable” de l’Ukraine. Plusieurs dispositions de la Constitution ukrainienne de 1996 – les articles 134 à 139 –, sont consacrées à la République autonome de Crimée qui, par ailleurs, est dotée de sa propre constitution (1998) selon laquelle elle exerce le pouvoir dans des domaines comme la préservation de la culture et de la langue.

LE DIFFICILE RETOUR DES TATARS SUR LA TERRE DE LEURS ANCÉTRES

Au cours des dix années qui ont suivi la disparition de l’URSS (1991), environ 300.000 Tatars de Crimée, parmi une population totale estimée de 400.000 à 550.000, sont rentrés dans leur pays d’origine dans des conditions matérielles difficiles, après avoir perdu tous leurs biens en Russie, en Ouzbékistan, au Tadjikistan et au Kazakhstan. Leurs problèmes ne furent pas résolus pour autant, car étant très minoritaires – seulement 10 % – ils doivent depuis se battre non seulement pour faire reconnaître leurs droits politiques, économiques et culturels, mais aussi pour assurer leur survie matérielle. En prenant la décision de rentrer en Crimée, de nombreux Tatars ont été guidés par des espoirs irréalistes et alimentés par certains de leurs dirigeants politiques.

Aujourd’hui, les membres de cette communauté souffrent de ghettoïsation, car la plupart des rapatriés vivent dans des établissements concentrés à la périphérie des villes, ce qui ajoute à leur isolement. Les problèmes des Tatars sont importants: ils portent d’abord sur la question de la citoyenneté (sans citoyenneté, pas d’emploi, pas d’instruction, pas de soins, etc.), puis l’emploi (un taux de 60 % de chômage), le logement (généralement des abris de fortune), la sécurité sociale (soins de santé prohibitifs), l’éducation, ainsi que la protection culturelle et linguistique.

La pleine restauration de l’identité nationale des Tatars de Crimée exigerait également la disparition de tous les vestiges de xénophobie et de discrimination auxquels ils se sont heurtés dans le passé. Or, les Tatars de Crimée doivent encore affronter la discrimination et l’hostilité des Russes qui les associent toujours, après un demi-siècle, à la collaboration nazie. En somme, quand la population russophone ne fait pas preuve de xénophobie à l’endroit des Tatars, elle se contente de les ignorer et de les parquer dans des réserves, sans eau courante ni électricité. Les Ukrainiens sont plus tolérants envers les Tatars, car c’est une façon pour eux de diminuer la force politique des Russes de Crimée. Malgré tout, à l’heure actuelle, la plupart des responsables tatars et ukrainiens estiment que la quasi-totalité de ceux qui vivent encore en Asie centrale (Ouzbékistan) et en Russie – environ 250.000 personnes – retourneront un jour en Crimée

La république de Crimée est donc restée essentiellement une péninsule russophone. Les Ukrainiens et les Tatars constituent les principales minorités du territoire. Les Tatars sont tellement préoccupés par leur survie qu’ils n’ont guère le temps et les moyens de se battre pour leur langue. De plus, ils sont pris en étau entre un fort nationalisme ukrainien et un incontournable irrédentisme russe. Les Tatars, au jour d’aujourd’hui, désirent donc simplement retrouver la terre de leurs ancêtres, qui ne leur appartient plus.

Source : http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/EtatsNsouverains/crimee.htm

Le texte que nous avons publié est réalisé à partir d’extraits d’une recherche dont l’aiteur est Jacques Leclerc, membre associé au TLFQ (Trésor de la Langue Française au Québec) qui est une infrastructure scientifique du Département de Langues, linguistique et traduction de la Faculté des Lettres de l’Université Laval à Québec.

Jacques Leclerc, pour sa part, a développé un site spécifique: http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/ portant sur l’aménagement linguistique et les langues dans le monde. Ces pages présentent les situations et politiques linguistiques particulières dans 355 États ou territoires autonomes répartis dans les 194 pays (reconnus) du monde.

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